Être compétent, c’est être capable de savoir agir en situation
Autres pages | Publié le 19 décembre 2022 | Mis à jour le 26 décembre 2023
Expert de l’approche par les compétences, directeur de Le Boterf Conseil (France) et professeur associé à l’Université de Sherbrooke (Canada), Guy Le Boterf éclaire de sa vision le devenir de la formation professionnelle dans la fonction publique, avec qui il a collaboré à plusieurs reprises.
Vous êtes spécialiste de l’approche par les compétences. Qu’est-ce qu’un professionnel compétent, selon vous ?
Dans le métier qu’il exerce, un agent du service public doit être capable de traiter un ensemble de situations professionnelles courantes ou complexes, au service des usagers et conformément aux valeurs caractérisant le service public. Les usagers veulent de plus en plus pouvoir compter sur des professionnels compétents à qui ils peuvent faire confiance.
Mais qu’est-ce qu’un professionnel compétent ? Il faut tout d’abord préciser qu’il ne se réduit pas à un assemblage de compétences, à une addition de savoirs, de savoir-faire et de savoir être. Une personne peut avoir beaucoup de connaissances et de compétences et n’être pas compétente dans une situation donnée.
Dans l’approche méthodologique que j’ai développée et au fur et à mesure de mes expériences professionnelles, j’en suis arrivé à la définition suivante :
Être compétent est être capable de savoir agir en situation, c’est-à-dire :
• de construire et mettre en œuvre une pratique professionnelle pertinente. Il ne suffit pas en effet de réaliser une activité mais de savoir comment s’y prendre pour la réaliser afin d’atteindre les objectifs visés ;
• en mobilisant dans cette pratique une combinatoire de ressources personnelles (connaissances, savoir-faire divers, ...) et externes à lui-même (banque de données, personnes ressources, outils numériques...) ;
• et en tirant les leçons de la pratique professionnelle mise en œuvre.
Cette définition conduit à distinguer la pratique professionnelle et les
ressources que le professionnel doit mobiliser dans cette pratique.
À partir de cette définition, quelles sont les conditions à réunir pour permettre aux agents d'agir en professionnels compétents ?
L’expérience m’a conduit à créer le modèle suivant qui comprend trois types de conditions à réunir :
- Les conditions du savoir agir : elles concernent les moyens d’acquérir des ressources pour agir (connaissances, savoir-faire divers, comportements professionnels, ressources émotionnelles...) et de développer la capacité à mettre en œuvre des pratiques professionnelles pertinentes en situation. La formation en situation de travail, en formation initiale comme continue, trouve ici toute sa place dans des dispositifs articulant le présentiel et le distanciel
- les conditions du pouvoir agir : elles portent sur le contexte et les moyens (organisation du travail, systèmes d’information, management, espaces de travail...) permettant à l’agent de mettre en œuvre une pratique professionnelle pertinente
- les conditions du vouloir agir : elles favorisent la motivation à mettre en œuvre des pratiques professionnelles, et à acquérir et y mobiliser les ressources nécessaires. Le type de management des ressources humaines joue un rôle essentiel (encouragement, reconnaissance, équité, qualité du travail, qualité de vie au travail...).
Compte tenu de ce modèle, il faut abandonner l’idée qu’un professionnel – et donc un agent public – puisse être compétent en toute circonstance. Certes, cela dépend en partie de lui, mais également du contexte dans lequel il évolue. Aussi, agir en professionnel compétent est une responsabilité partagée entre l’individu et ses pairs, son manager et plus généralement l’organisation dans laquelle il se situe.
Pourriez-vous préciser les conséquences sur la formation ?
Le modèle (savoir, pouvoir, vouloir) met en évidence que l’ensemble de ces trois conditions doit être réuni pour que, de fait, les agents agissent en professionnels compétents. La formation permet de développer le savoir agir en situation. Elle constitue une condition nécessaire mais non suffisante pour garantir que les agents continuent à agir avec pertinence et éthique en situation professionnelle.
À ce titre, une formation n’est professionnalisante qu’à condition de préparer les agents à acquérir ce processus du savoir agir en situation.
Pour ce faire, la formation devra distinguer et proposer trois types de situations pédagogiques : des situations pour acquérir des ressources (connaissances, savoir-faire, comportements...) ; des situations pour acquérir des pratiques professionnelles en contexte contrôlé (situations simulées...) et en contexte réel accompagné (alternance...) ; des situations pour développer la capacité de réflexivité et la capacité d’apprendre (retours d’expérience, bilan des styles d’apprentissage...).
Quand ils arriveront ou reviendront en situation de travail réel, les agents seront préparés à mettre en œuvre le processus du savoir agir en situation mais devront l’adapter aux caractéristiques spécifiques d’un contexte réel et évolutif (équipements, règlements, collègues, contraintes, environnements, managers...).
On parle de plus en plus souvent de compétence collective. Quelle en est votre définition et comment peut-elle se traduire dans la fonction publique ?
Qu’il s’agisse des organisations publiques ou privées, les professionnels peuvent de moins en moins être compétents avec seulement leurs propres ressources personnelles (connaissances, savoir-faire, comportements professionnels...) et leurs pratiques professionnelles acquises. La complexité croissante des situations professionnelles, les situations sans le savoir préexistant pour les traiter et le défi de l’innovation entraînent la nécessité de coopérer.
À titre d’exemple, la qualité d’un parcours de soins dans un hôpital va dépendre de la qualité de la coopération entre acteurs (médecins, infirmiers, aides-soignants, assistant social...) intervenant sur ce parcours. Également, la mise en place d’une gestion territoriale des emplois et des compétences suppose une coopération entre des partenaires (ministères, observatoires régionaux, collectivités territoriales, Pôle emploi...) pour établir un diagnostic prospectif partagé du territoire.
De mon point de vue, la compétence collective peut se définir et se décrire comme le maillage pertinent et cohérent d’initiatives de coopération mises en œuvre par un ensemble d’acteurs partageant un objectif commun. Là encore, il convient de réunir un ensemble pertinent et cohérent de conditions pour assurer le savoir coopérer, le pouvoir coopérer et le vouloir coopérer.
De même qu’il ne peut y avoir de compétence collective sans compétences individuelles, il peut de moins en moins y avoir des compétences individuelles sans compétences collectives.
Quelles seraient les leçons à tirer de l’expérience de la pandémie du Covid-19 concernant le professionnalisme et la compétence collective ?
Sans aucune exhaustivité, je sélectionnerais trois leçons :
- prendre en compte l’importance de l’engagement corporel et affectif des agents pour affronter des situations difficiles. Les situations de crise dans les hôpitaux ont mis en évidence cette dimension dans l’exercice du professionnalisme ;
- revisiter dans les établissements de la fonction publique l’organisation du travail, le système d’information, le management et la formation pour créer un contexte facilitant et encourageant des initiatives pertinentes de coopération.
Plusieurs exemples :
- décrire les métiers et fiches de postes avec une logique de coopération et non seulement de division du travail ;
- concevoir et mettre en œuvre dans la formation des mises en situations réelles ou simulées développant le savoir coopérer ;
- disposer d’un système d’information qui soit au service de la coopération ;
- concevoir le management de proximité comme un soutien non seulement aux compétences individuelles mais aussi collectives ;
- éviter le risque du "tout numérique" et du "tout à distance" en organisant de façon complémentaire le présentiel et le distanciel, qu’il s’agisse de l’organisation du travail ou de la formation.