La "présence à distance" en e-formation : comment la créer et à quelles conditions ?

Autres pages | Publié le 19 décembre 2022 | Mis à jour le 26 décembre 2023

Annie Jézégou est professeur des Universités, chercheur au laboratoire CIREL de l'Université de Lille. Avant d'intégrer l'enseignement supérieur, elle a exercé pendant plusieurs années comme chef de projet en formations ouvertes et à distance dans le secteur privé.

Depuis le milieu des années 1990, elle conduit des recherches sur les dimensions éducatives qui favorisent l’autonomie des apprenants adultes en contexte de e-formation. Ces dimensions portent notamment sur l'individualisation, la personnalisation, l'ouverture, l’hybridation, etc.

Au tournant des années 2010, ses travaux se sont, entre autres, centrés sur la question de "la présence à distance" en e-formation. Une synthèse de ces travaux est réalisée dans son ouvrage La présence à distance en e-formation. Enjeux et repères pour la recherche et l’ingénierie (parution en 2022 aux Presses Universitaires du Septentrion).

Avant d’aborder l’objet de cet entretien, pouvez-vous préciser les raisons pour lesquelles vous utilisez le terme "e-formation" plutôt que celui de "e-éducation" ?

Le terme "e-formation" est communément associé aux adultes en formation (salariés, demandeurs d’emploi, etc.) tandis que celui de "e-éducation" est plutôt utilisé pour les plus jeunes (élèves, étudiants). L’un et l’autre se réfèrent donc à un type de public. Ce qui est clivant. Pour ma part, je privilégie le terme "e-formation". Il désigne alors :

un ensemble d’environnements d’apprentissage en ligne dont une des principales propriétés est d’utiliser les technologies multimédias et l’internet pour faciliter l’accès à des ressources et des services éducatifs. Ces environnements intègrent des outils logiciels qui permettent la gestion et le suivi d’une formation en ligne, l’accès à des ressources pédagogiques médiatisées, des possibilités technologiques d’interactions synchrones et asynchrones, de travail et de collaboration à distance ou encore de production et de partage de contenus (Jézégou, 2009a, p. 9).

Ainsi, la e-formation se réfère à ces environnements spécifiques d’apprentissage et non pas à un type de public. Par conséquent et de ce point de vue, elle concerne autant la formation initiale (dont scolaire) que la formation continue.   

Comment définir globalement la "présence à distance" en e-formation ?

Tout d’abord, il est important de préciser que "la présence à distance" ne renvoie pas uniquement au fait "d’être ensemble, ici et maintenant", comme par exemple lors d’une visio-conférence : on parle alors de co-présence. Elle ne se limite pas davantage à la situation "d‘être ensemble ici, mais pas maintenant" (présence différée), comme dans un forum de discussion.

La présence à distance est bien plus complexe : elle porte sur la qualité de la relation établie entre des interlocuteurs lorsqu’il s’agit "d’être et de faire ensemble", malgré l’éloignement géographique et en utilisant des artéfacts socio-numériques de communication.

Il peut s’agir, indépendamment ou ensemble, d’une visio-conférence, d’une messagerie instantanée, d’une audio-conférence, d’un forum de discussion, d’un courriel, de documents partagés, de réseaux sociaux, etc.

Quelles sont les grandes caractéristiques de la présence à distance en e-formation ?

Depuis le début des années 2000, la recherche internationale du domaine n’a eu de cesse de les identifier et de les formaliser, à la fois au plan empirique et théorique. Ces caractéristiques sont nombreuses et il n’est pas possible de toutes les exposer ici. Pour ce qui fait consensus au plan scientifique, on peut les résumer en trois grands points :

  1. la présence à distance résulte d’une dynamique relationnelle médiatisée au sein d’un espace numérique de communication. Telle est d’ailleurs la façon la plus simple et la plus large de la définir ;  
  2. elle peut se développer dans un cadre interpersonnel (apprenant-apprenant, apprenant-formateur) ou collectif (entre les apprenants, entre ces derniers et le formateur) ;  
  3. la présence est à la fois ressentie (dimension subjective) et tangible (dimension objective).

Pour ma part, je lui attribue trois grandes caractéristiques supplémentaires (Jézégou, 2019b, 2022) :

  1. la présence permet de réduire la distance qui sépare et de générer une proximité entre les interlocuteurs ;
  2. cette présence est bien réelle et non virtuelle. L’espace numérique de communication dans lequel elle s’exprime est lui aussi bien réel et non virtuel ;
  3. la présence en e-formation ne peut se créer et se développer qu’à deux conditions essentielles : une affordance des artéfacts socio-numériques de communication et une agentivité de la part des interlocuteurs.  

Si vous le souhaitez, je pourrais revenir sur ces deux conditions plus tard dans l’entretien.

Toujours en lien avec votre question, il est important d’ajouter que les trois principaux modèles théoriques élaborés à ce jour se retrouvent sur deux autres points fondamentaux (Garrison, 2016, 2017)(1), Jézégou (2012, 2019b, 2022)(2), Whiteside (2015, 2017)(3).

  1. il ne suffit pas d’interagir via des artéfacts socio-numériques pour développer une dynamique relationnelle médiatisée et, par conséquent, créer "une présence à distance" qu’elle soit à dimension interpersonnelle ou dite "sociale", car liée à la situation de groupe ;  
  2. certaines formes d’interactions sociales médiatisées sont plus propices que d’autres.

Quelle est la nature de ces interactions sociales médiatisées, plus précisément ?

La majorité des recherches internationales sur la présence à distance en contexte de e-formation porte sur la présence sociale. Ces recherches mobilisent le plus souvent l’un des trois modèles théoriques évoqués tout à l’heure. Chacun d’eux s’appuie sur la même situation de référence : un groupe d’apprenants réalise une activité collective, avec (ou pas) l’aide du formateur (ou de l’enseignant ou du tuteur) en interagissant via des artéfacts socio-numériques de communication.  

Les modèles ne caractérisent pas ces interactions sociales médiatisées de la même manière. Il est impossible de les décrire lors d’un si court entretien, cela pour chacun de ces trois modèles. Cet exercice demande du temps.

Pour répondre malgré tout à votre question, et en ce qui concerne le modèle de la présence sociale en e-formation (Jézégou, 2019b, 2022), les recherches conduites ont permis de les regrouper en trois catégories. Pour les résumer à grands pas ici, il s’agit d’interactions sociales d’expression et de confrontation de points de vue, d’ajustement mutuel et de délibération entre les apprenants du groupe lorsqu’il réalise une activité collective ; elles génèrent une présence socio-cognitive. Les interactions sociales de cohésion, de symétrie de la relation et d’aménité entre les apprenants induisent, quant à elles, une présence socio-affective. Les interactions sociales de coordination, d’animation et de modération que le formateur entretient avec les apprenants du groupe engendrent une présence pédagogique.

La présence sociale au sein de l’espace numérique de communication est issue de la combinatoire de ces trois formes de présence. Ensemble, elles dynamisent "le être et le faire ensemble pour apprendre avec et par les autres". De plus, elles permettent au groupe d’apprenants de se constituer en communauté d’apprentissage en ligne. Là également, j’insiste sur le fait que cette communauté d’apprentissage en ligne est bien réelle et non virtuelle.

Selon le cas de figure, la présence pédagogique soutient la présence socio-affective et parfois même la présence socio-cognitive, voire les deux à la fois. De même, la présence socio-affective peut favoriser la présence socio-cognitive. Parfois, ces deux présences s’expriment sans qu’intervienne la présence pédagogique.

Vous évoquiez tout à l’heure le rôle joué par les artéfacts socio-numériques de communication pour créer une présence ?  Pourriez-vous nous en dire plus ?

En tant qu’artéfacts, ils n’ont pas de rôle particulier à jouer : tout dépend de l’usage qui en est fait, à des fins de mise en relation et de communication interpersonnelle et/ou collective. En toute logique, il est évident que pour qu’une présence puisse se créer, ces artéfacts doivent être activés (et donc utilisés) par les interlocuteurs potentiels (apprenants, formateur, enseignant, tuteur, etc.).  

Pour aller ici et à nouveau à l’essentiel, on peut souligner que, d’une manière générale, pour qu’un artéfact soit activé, il doit être perçu comme (1) facile à utiliser et (2) utile pour les actions que l’utilisateur potentiel souhaite réaliser (Davis, 1989). Mais ce n’est pas suffisant : l’apparence physique (design, interface) et les propriétés (ergonomie, navigation, interactivité, etc.) de l’artéfact entrent également en jeu. En effet, ils suggèrent des possibilités d’action (communiquer, collaborer, stocker, etc.). Selon les cas, l’utilisateur potentiel perçoit  - ou non, tout ou partie - ces possibilités d’action (Gaver, 1991). Lorsqu’il perçoit également ces possibilités alors il y a de fortes chances qu’il utilise l’artéfact en question. Tous ces aspects s’appliquent au plan individuel (un apprenant unique), mais aussi au plan collectif (un groupe d’apprenants).

J’ajouterai un autre aspect : pour que l’artéfact soit activé, il faut que les uns et les autres soient capables de l’utiliser. Ce qui soulève ici bien d’autres questions que je ne développerai pas dans cet entretien. Toutefois, cet aspect mérite d’être mentionné tant il est également essentiel.      

Au début de l’entretien, vous avez aussi évoqué une autre condition liée à l’agentivité des apprenants. Plus précisément, que cela suppose-t-il de la part des apprenants ?

Sans l’agentivité (individuelle et collective des apprenants), aucune présence ne peut se créer au sein d’un espace numérique de communication. Cela pour deux raisons somme toute assez évidentes (Jézégou, 2019c) :

  1. ils doivent avoir envie d’entrer en relation, de réaliser ensemble une activité, d’utiliser les artéfacts de communication, de déployer des efforts pour persévérer dans leurs relations et dans la conduite de cette activité, etc.
  2. parallèlement, ils doivent mettre en œuvre des stratégies suffisamment efficaces pour non seulement organiser et conduire ensemble l’activité collective (faire ensemble), mais aussi pour développer un climat socio-affectif et motivationnel favorable au travail de groupe (être ensemble).  

Que diriez-vous en conclusion de notre entretien ?  

Tout d’abord, la présence sociale en e-formation a besoin de temps pour s’exercer et se développer. Par conséquent, elle implique un rapport apaisé au temps face à l’accélération ambiante ; ce qui n’est pas facile puisque cette accélération est devenue aujourd’hui une norme sociale de conduite des activités humaines.  

Ensuite, elle valorise une conception de l’apprentissage que l’on peut qualifier de solidaire, en dépit d’un contexte individualiste et de mise en compétition des individus dans nombre de domaines, dont celui de formation des adultes et des plus jeunes. L’expression "être et faire ensemble pour apprendre avec et par les autres", cela malgré la séparation physique, illustre assez bien un des enjeux majeurs portés par la présence sociale en e-formation.

Donc, in fine, un rapport apaisé au temps et un apprentissage solidaire : en soi un véritable projet éducatif...

(1) The model of community of inquiry in e-learning

(2) Le modèle de la présence sociale en e-formation

(3) The model of social presence in e-learning

Annie Jézégou

Références bibliographiques

  • Bandura, A. (2006). Toward a Psychology of Human Agency. Perspectives on Psychological Sciences, 1(2), 164-79.
  • Davis, F. D. (1989). Percieved Usefulness, Perceived Ease of Use, and User Acceptance of Information Technology. MIS Quarterly, 13 (3), 319-340.
  • Garrison, D. R. (2016). Thinking Collaboratively. Learning in a Community of Inquiry. Routledge/Taylor and Francis.
  • Garrison, D. R. (2017). E-Learning in the 21st Century: A Community of Inquiry Framework for Research and Practice (3eéd.). Routledge/Taylor and Francis.
  • Gaver, W. (1991). Technology affordances. In Proceedings of the SIGCHI Conference on Human Factors in Computing Systems (pp. 79-84). New York : ACM.
  • Jézégou, A. (2012). La présence en e-learning : modèle théorique et perspectives pour la recherche. International Journal of E-Learning & Distance Education (IJEDE), 26(1).
  • Jézégou, A. (2019a). Introduction générale. Traité de la e-formation des adultes. De Boeck Supérieur, 9-15.
  • Jézégou, A. (2019b). La distance, la proximité et la présence en e-formation. Dans A. Jézégou (dir). Traité de la e-Formation des adultes. De Boeck Supérieur, 143-163.
  • Jézégou, A. (2019c). L’agentivité humaine en e-Formation des adultes. Dans A. Jézégou (dir). Traité de la e-Formation des adultes. De Boeck Supérieur, 191-211.
  • Jézégou, A. (2022). La présence à distance en e-Formation. Enjeux et repères pour la recherche et l’ingénierie. Les Presses Universitaires du Septentrion.
  • Whiteside, A. L. (2015). Introducing the Social Presence Model to Explore Online and Blended Learning Experiences. Online Learning: Official Journal of the Online Learning Consortium, 19(2). http://olj.onlinelearningconsortium.org/index.php/jaln/article/view/453/137.
  • Witheside, A.L. (2017). Understanding social presence as a critical literacy. Dans A.L. Whiteside, A.G. Dikkers et K. Swan. (dir.), Social Presence in Online Learning: Multiple Perspectives on Practice and Research (p. 133-142). Stylus Publishing.

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