Partir des situations de travail et des problèmes concrets que rencontrent les agents pour concevoir une formation professionnelle efficace

Autres pages | Publié le 19 décembre 2022 | Mis à jour le 26 décembre 2023

Thierry Piot est professeur en sciences de l'éducation et de la formation à l'Université de Caen Normandie. Il a dirigé le laboratoire CERSE, puis le laboratoire CIRNEF, et est actuellement directeur-adjoint de la Maison de la Recherche en sciences humaines. Il s'intéresse à la question de la construction du développement professionnel dans les métiers de services adressés à autrui, dans une perspective théorique d'analyse de l'activité.

On se rapporte aujourd'hui à l'approche par compétences quand il s'agit de concevoir une formation professionnelle, mais qu'est-ce que cela recouvre concrètement ?



Une compétence professionnelle est une combinaison dynamique de ressources internes (liées aux aptitudes, à l’engagement et l’expérience de la personne) et externes (liées à la situation de travail, à l’organisation ainsi qu’à l’environnement de travail) pour agir en situation de travail de manière adaptée et pertinente, c’est-à-dire pour résoudre des problèmes professionnels. Par exemple, la compétence d’un boulanger à faire du bon pain vient de ses connaissances quant au choix de la farine, à son savoir-faire acquis au fil du temps en matière de pétrissage et de cuisson ; il dépend aussi de la qualité du matériel dont il dispose, possiblement de son mitron, de la boulangerie et de l’accueil réservé aux clients, mais aussi des goûts des clients eux-mêmes.



Concevoir une formation professionnelle signifie alors partir des situations de travail et des problèmes concrets que rencontre un professionnel (logique terrain > formalisation) pour identifier les ressources nécessaires à la réalisation de la performance attendue et ensuite construire ces ressources (logique formation > terrain). Cette dynamique s’entend en prenant compte, via un diagnostic, d’une part les connaissances et l’expérience de chaque formé et, d’autre part, la situation et de l’environnement de travail. Cette approche sur ces deux registres distincts et complémentaires est celle du schéma directeur de la formation professionnelle des agents de l’État pour la période 2021-2023, en termes de développement professionnel.

La notion de compétence ayant la signification qu'on lui donne aujourd'hui depuis les années 80, comment l'approche par compétences a-t-elle évolué depuis ?



Deux grands champs théoriques ont contribué à renforcer la notion de compétence depuis qu’elle est arrivée des États-Unis au début des années 1980. La compétence était alors définie par le patronat et dans une logique libérale à replacer dans la fin des Trente Glorieuses, comme la valeur ajoutée qu’un collaborateur apporte à son entreprise. Il faut aussi l’entendre du côté des salariés eux-mêmes, qui, de l’ouvrier à l’ingénieur, sont porteurs par leur travail, par l’intelligence et l’engagement qu’ils mobilisent, de la richesse créée.



Le premier courant, ce sont les sciences cognitives qui ont permis de mieux connaître les fonctions psychologiques qui commandent l’agir professionnel : prise d’information, interprétation, arbitrage et prise de décision, exécution, contrôle, régulation... Le second champ théorique est celui de l’analyse de l’activité (didactique professionnelle, psychologie ergonomique, clinique de l’activité...) qui s’est intéressé à l’activité professionnelle dans ses dimensions visibles (comportement) et invisibles (cognition), tout en intégrant la distinction stratégique entre tâche prescrite et activité singulière.



Au titre d'une approche par compétences actualisée, comment une formation peut-elle tenir compte de la complexité croissante des situations de travail ?



L’évolution des situations de travail a consisté notamment par le passage d’un travail à la peine à un travail à la panne pour lequel le salarié doit s’inscrire moins dans une logique de pure production que dans une logique de contrôle de la qualité et de régulation, notamment lorsque des process automatiques/des robots sont en première ligne. Dans le premier cas, domine une logique taylorienne dans le secteur industriel où les tâches sont simplifiées, répétitives et ne demandent pas d’initiative de la part de celui ou celle qui les exécute ; le travail à la panne requiert de la part du professionnel une compréhension globale de la situation de travail sur laquelle il intervient, souvent avec une marge d’autonomie assez importante, ainsi qu’une exigence de résultat. C’est notamment le cas dans la réalisation de service de qualité, important dans le secteur public qui œuvre notamment dans l’éducation, la santé, la sécurité, l’administration…



Une formation doit permettre de maîtriser des classes de situations de travail que rencontre de manière régulière le professionnel : cela va constituer le cœur de son expertise. Aujourd’hui, les simulations en formation (serious game), possiblement avec l’appui d’outils numériques (formations multimodales), sont un levier qui mobilise les apprenants. Cela permet aux professionnels d’accéder, pas à pas, à cette intelligibilité globale des situations de travail dans lesquelles se déploient les compétences. À cet égard, on peut souligner que le programme MENTOR permet d'avoir une plate-forme de formation en ligne qui s’adresse à une fraction importante des agents de l’État en s’appuyant sur les atouts de la multimodalité.

Si la compétence ne se résume pas à l'accumulation des savoirs (savoir-faire, savoir-être...), comment favoriser l'évolution des pratiques professionnelles ?



La compétence résulte de la combinaison dynamique de trois ressources (connaissances, habiletés cognitives et/ou motrices, attitudes). Pour favoriser son acquisition et son développement dans les pratiques professionnelles concrètes, il faut construire et mobiliser des images opératives : celles-ci correspondent à des scénarios de référence, autrement appelés situations emblématiques de travail, qui permettent de guider/contrôler/réguler le bon déroulement d’une activité professionnelle en situation. Pour cultiver une forme d’agilité professionnelle et s’adapter à la variabilité des situations de travail, il est important de capitaliser l’expérience via une démarche réflexive : passer de l’activité productive (agir en situation) à l’activité constructive (apprendre à partir de ce qui a été réalisé) à travers des dispositifs d’analyse de pratiques. Car si la formation en tant que telle est indispensable, il reste que les apprentissages informels ont aussi une place importante : on apprend à l’épreuve des situations de travail lorsqu’elles sont singulières, au sein des collectifs de travail qui élaborent de nouvelles manières d’agir en situation. Les dispositifs d’analyse de pratiques – qui sont des espaces de dialogue, par exemple à partir d’une solution inédite mise en œuvre avec succès – ont pour fonction de formaliser les compétences, de partager et transmettre des savoir-agir. C’est un enjeu peu visible mais stratégique de management des équipes.

Comment professionnaliser les formateurs et quelle culture commune autour des termes accompagner, animer, concevoir, évaluer ?



La question de la professionnalisation des formateurs, qui concerne les compétences pédagogiques et didactiques qu’ils ont à construire (entrée par les situations de travail, analyse de l’activité, médiatisation et formalisation, engagement dans l’activité des formés...), se pose comme une question en miroir avec celle de la professionnalisation des acteurs de la fonction publique. Il faut professionnaliser les formateurs pour viser la professionnalisation des agents : la question des compétences respectives des uns et des autres est le fil conducteur de ce processus partagé.



Sans doute serait-il requis que l’ensemble des formateurs partagent une ingénierie pédagogique commune. Le schéma directeur de la formation professionnelle des agents de l’État pour la période 2021-2023 pourrait être une opportunité pour préciser ce qui en constitue les éléments-clés. Divers vecteurs pourraient ainsi être conjointement mobilisés pour atteindre cet objectif : une formation en ligne avec des interactions possibles, une charte qualité qui précise des valeurs de la fonction publique en lien avec l’intérêt général, des principes théoriques et des modalités pratiques, des rencontres régulières (type colloque) permettant de partager les expériences, un journal en ligne… tous ces éléments sont au service de la construction d’une identité professionnelle commune qui serait un ciment indispensable pour assurer cohésion et efficacité de ce groupe professionnel des formateurs.

Thierry PIOT

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