Tout problème de compétence ne relève pas systématiquement d’un problème de formation
Autres pages | Publié le 19 décembre 2022 | Mis à jour le 26 décembre 2023
Professionnalisation, développement professionnel et environnements capacitants font partie des sujets de recherche sur lesquels travaille Solveig Fernagu depuis plusieurs années.
Après 12 ans passés au sein de l’équipe Apprenance et Formation des adultes de l’Université Paris Nanterre, elle a rejoint le groupe CESI où elle est directrice de recherche au sein du laboratoire LINEACT CESI. Ses missions consistent à piloter et coordonner des projets de recherche pédagogiques sur les environnements d’apprentissage médiés ou non par les technologies.
Vos travaux témoignent que l’on ne peut pas juger un individu à partir de la seule mise en œuvre de ses compétences ou des résultats de la mobilisation de ses compétences. Comment l’expliquez-vous ?
En effet, il m’arrive même régulièrement de dire que l’on évalue les individus alors qu’il faudrait également évaluer les organisations. Pour le comprendre, il faut revenir à la notion même de compétence et prendre en compte le fait qu’elle puisse être état, produit et processus ; bagage, résultat ou chemin. Lorsque l’on évalue les compétences des individus, il est plus facile de le faire en considérant qu’elles sont un bagage ou un résultat, et de questionner la responsabilité de l’individu qui en est porteur.
Cette conception des compétences montre de sérieuses limites car elle ne donne pas à voir ce qui pourrait faire obstacle ou support, ni à la mobilisation, ni au développement des compétences. Le rapport que l’on entretient aux compétences a donc une incidence déterminante sur la façon d’en penser le développement. Pour ma part, les compétences sont le résultat d’une responsabilité partagée entre individus et organisation, qu’elle soit de travail et de formation.
Ce qui permet, lorsque l’on s’intéresse au développement des compétences ou du savoir agir, de répondre à deux questions essentielles :
- Comment apprécier et exploiter le potentiel d’apprentissage ou d’action des environnements de travail et/ou de formation ?
- Comment permettre aux individus de se saisir des opportunités de développement qui gisent dans ces environnements ?
Et d’interroger plus spécifiquement le "pouvoir d’agir" d’une personne, plus que son "savoir agir", c’est-à-dire ce qu’elle peut faire compte tenues des contraintes du milieu dans lequel elle opère et de sa perception des événements, au regard de ce qu’elle est ou fait, voudrait être ou faire. Cette posture introduit l’idée de disposition organisationnelle au même titre qu’il existe des dispositions personnelles.
L’approche par les capabilités développée par l’économiste Amartya Sen (2001) en constitue une belle illustration en ce qu’elle permet d’évaluer la capacité des dispositifs de formation ou organisationnels à soutenir la mise en capacité à se développer… à apprendre.
Si l'apprentissage des savoir-agir, autrement dit des compétences, n'est pas à lui seul suffisant pour permettre aux agents publics d’agir en professionnels compétents, quelles hypothèses explorer ?
Le pouvoir d’agir est une forme de graal qui exprime le fait d’être mis en capacité de se développer et de s’impliquer dans ce développement. Le savoir agir est moins ambitieux mais reste important. D’ailleurs, beaucoup de dispositifs de formation et d’organisations privilégient le développement du savoir agir, car il est plus simple à appréhender, moins questionnant pour le travail d’organisation et l’organisation du travail. Entre savoir agir et pouvoir d’agir, il existe un continuum dans le rapport entretenu aux compétences et à leur développement.
Ainsi si l’on s’inscrit dans un rapport de type "sujet sachant", les compétences sont considérées comme attributs strictement individuels, des ressources incorporées que l’on retrouve dans le fameux triptyque extrêmement populaire, bien que contestable : "savoir, savoir-faire, savoir être". Ramenée au monde de la formation, cette conception des compétences ouvre sur des ingénieries de dispositifs de formation centrées sur les acquisitions de savoirs (au sens large), indépendamment des contextes dans lesquels ils seront investis.
Une seconde conception des compétences consiste à considérer l’individu comme un "sujet agissant", qui réagit aux éléments et aux événements des situations en fonction des ressources dont il dispose. Le regard se focalise sur le sujet en train d’agir, sur ce qu’il est en train de faire (ou ne pas faire). Les compétences se confondent avec l’activité de travail que l’on cherchera à modéliser pour la formation. Sur le plan de l’ingénierie des dispositifs de formation, les approches pédagogiques seront centrées sur l’analyse de l’activité pour faire émerger les savoirs investis dans les pratiques, sans pour autant dépasser le cadre de la situation, de ce qui la déborde et l’influence sans aucun doute. On se concentre sur l’activité de la personne et ce qu’elle lui permet d’apprendre.
L’approche avec laquelle nous sommes le plus en affinité est celle du sujet réactant. Réactant au sens de réaction chimique. Elle consiste à mettre en relation l’individu qui agit avec le milieu dans lequel il opère, ses ressources sont articulées avec celles de la situation et celles de l’environnement dans lequel il se situe. L’approche est contextuelle, car si c’est bien l’individu qui réagit aux éléments de la situation, celle-ci s’inscrit dans un environnement qui lui donne ses contours et ses entours, et participe à contraindre ou faciliter son action. Dans cette approche, une dialectique d’influences mutuelles s’instaure entre l’individu et ce qui l’entoure, entre ressources internes et ressources externes. Le regard se pose non seulement sur le sujet en train d’agir, sur ce qu’il fait et ne fait pas, mais aussi sur ce qu’il peut faire et ne peut pas faire, choisit ou non de faire. Sur le plan de l’ingénierie de dispositifs de formation, les approches pédagogiques seront centrées sur la manière dont les individus sont contraints par leurs environnements, leurs contextes et situations d’intervention. On travaillera sur les conditions du transfert des apprentissages.
Sujet "sachant", sujet "agissant", sujet "réactant", en quoi cette perception de l’individu influe sur la façon d’appréhender la compétence, ce qui la détermine et ce qui permet son expression ?
Ces trois rapports aux compétences n’ont de sens que s’ils considèrent la mobilisation des compétences comme un processus. Malheureusement, force est de constater sur le terrain des pratiques de formation et organisationnelles, que ces conceptions des compétences se traduisent trop souvent par des approches ressourcistes du développement des compétences, alors même que seule une meilleure compréhension des processus à l’œuvre permettrait d’éclairer au plus près l’agir professionnel (ce qui le contraint, le facilite). On peut en ce sens s’interroger sur le nombre de dispositifs de formation qui conditionnent réellement, par exemple, leur réalisation à la présence d’opportunités de transfert dans les organisations ? Combien d’organisations fabriquent des ressources sans en penser les conditions d’utilisation et d’appropriation ? Prenons l’exemple des tiers lieux (fablab, espaces de coworking, codesign, hackerspace, incubateurs, réseau sociaux, etc.), est-ce parce qu’ils existent que l’on impulse de véritables lieux de rencontres et d’échanges ? Est-ce que l’existence de ces lieux rime avec collaboration ? Est-ce que l’on y apprend systématiquement des uns et des autres ? Trop souvent, l’on pense à tort qu’il suffit de mettre les individus ensemble pour qu’ils travaillent ensemble.
La grille de lecture qu’offre l’approche par les capabilités d’Amartya Sen (2001) peut être très utile pour penser tout à la fois les conditions d’utilisation des ressources proposées (en milieu de formation ou de travail) mais aussi leurs conditions d’utilisabilité. L’application de cette grille de lecture permet de ne pas juger un individu à partir de la seule mise en œuvre de ses compétences, ou des résultats de la mobilisation de ses compétences. Juger à partir d’un résultat n’interroge pas le processus. Le processus est déterminant pour comprendre ce qui fait obstacle ou support aux compétences.
Je retiendrais, si je voulais être extrêmement synthétique, que tout problème de compétence ne relève pas systématiquement d’un problème de formation, parce que dans toute compétence, il y a des ressources internes et des ressources externes. C’est donc un système de ressources qui est à interroger, une organisation, une organisation du travail, des modes de management, un travail d’organisation, des processus… pour comprendre la manière dont les individus s’approprient les ressources qui sont à leur disposition et appréhender les facteurs de conversion qui sont à l’origine de cette (non) appropriation. C’est, je crois, une des ambitions poursuivies par le schéma directeur de la formation professionnelle tout au long de la vie des agents de l’État pour la période 2021-2023 que de mieux tenir compte des situations de travail et des facteurs personnels pour le développement des compétences.
Comment identifier ces facteurs de conversion et en tenir compte dans la mise en œuvre des formations ? Y-a-t-il des catégories types, des facteurs récurrents sur lesquels porter attention ?
Les capabilités d’un individu s’expriment au et en regard d’un environnement qui peut se montrer capacitant, mais aussi incapacitant voire décapacitant. Elles sont relatives à la manière dont les individus ont la possibilité de repérer les ressources à leur disposition (pour agir ou pour apprendre) et de les utiliser. Cette utilisation rend compte de conversions rendues possibles (ou non) par des facteurs de conversion. Il me semble important de nous arrêter sur la notion de ressource avant de définir celle de facteur de conversion.
Les ressources sont des moyens pour agir (formels, informels, externes, internes) et qui ne peuvent être considérées comme tels que si elles sont repérables, accessibles et utilisables, mais aussi appropriables, convertissables, et congruentes, voire désirables. Une ressource n’est donc pas ressource par hasard. Elle peut par ailleurs exister mais ne pas être perçue comme telle, et ce qui fait ressource pour une personne ne le fait pas automatiquement pour une autre. En ce sens, elle n’indique pas ce qu’une personne est en capacité de faire quand elle en dispose, mais dessine des usages possibles dans un contexte donné, en fonction des personnes. Leur volume n’est de plus pas corrélé aux possibilités d’action et ne préfigure pas, en ce sens, de leur utilisation, ni de leur conversion en capacités d’action. Il existe en définitive une véritable gradation dans la mobilisation des ressources qui dépend à la fois de leur pertinence, de leur acceptabilité et de leur facilité d’utilisation. Les personnes sont ainsi amenées à se constituer des systèmes de ressources qui se complémentent les unes aux autres, voire se substituent, en fonction des besoins.
Au quotidien, de nombreuses ressources sont trop souvent produites et proposées indépendamment de leurs conditions d’usage : une tablette mise à disposition pour apprendre sans penser les conditions de connectivité ou de compatibilité avec les logiciels intégrés, une formation de formateurs qui n’est pas représentative des conditions de l’activité (taille et nature des groupes, moyens pédagogiques…) ou encore des groupes de travail qui sont mis en place sans que du temps soit dégagé pour y participer, etc.
Une fois acquis l’accès aux ressources, c’est au travers de l’utilisation de ces ressources que la personne peut accomplir un certain nombre de choses. Si la ressource est un moyen utilisé pour atteindre des fins, le facteur de conversion est, lui, une caractéristique des conditions d’usage de la ressource. Il permet d’apprécier ce qui va, ou non, faciliter son usage. Il fait référence à des médiations, négatives (facteurs de conversion négatifs) ou positives (facteurs de conversion positifs) et peut être défini comme ce qui facilite (ou entrave) la capacité d’un individu à faire usage des ressources à sa disposition. Ils sont liés à l’individu et/ou au contexte dans lequel il se trouve. En ce sens, ils peuvent être sociaux, environnementaux ou personnels. Des situations de travail organisées pour permettre plus de marges de manœuvre décisionnelles et au final être mis en capacité de développer son autonomie, peuvent se trouver confrontées à des obstacles (facteurs de conversion négatif) tels que leur rareté ou leur complexité, ou à des leviers (facteur de conversion positif) tels que leur proximité avec les savoirs professionnels, ou leur inscription dans un projet d’équipe.
En quoi le développement de la formation en ligne contribue-t-il à la mise en place d'environnements capacitants, de nature à permettre aux agents publics de savoir agir/pouvoir agir en situation ?
Le développement de la formation en ligne ne présuppose pas en soi de la mise en place d’environnements capacitants. Je préfère poser la question autrement : à quelles conditions une formation en ligne peut-elle être capacitante ? Il est en effet difficile de parler de formation en ligne de manière universelle tant les modalités de mise en œuvre dépendent des contextes dans lesquels elles sont organisées. Capacitante pourquoi ? Pour quoi ? Au regard de quoi ?
Prenons un exemple concret : MENTOR. Plusieurs possibilités d’environnements capacitants peuvent être envisagées et étudiées dans ce cadre. Prenons en deux : la conduite du projet de plate-forme met-elle en capacité de mutualiser les investissements entre ministères ? La plate-forme met-elle en capacité de partager et contextualiser les contenus transverses de la formation ? Deux réalisations sont identifiées et à mettre en lien avec des ressources spécifiques. Vient alors la question des conditions qui leur permettent d’être repérables, utilisables, etc. et de ce qui permet de les convertir en capacités d’action.
En définitive, une formation en ligne ne sera capacitante que si elle atteint l’objectif qu’elle se fixe et permet, dans ses modalités de fonctionnement et d’organisation, d’étudier ce qui lui a permis de l’atteindre. La formation aux fondamentaux de la commande publique ne sera capacitante que si elle permet de mettre les agents qui la suivent en capacité d’acquérir ces fondamentaux. Un ensemble de ressources pourra être interrogé : les interactions au sein du groupe en formation et/ou avec le formateur, les modalités pédagogiques du dispositif, les exercices proposés, le matériel utilisé, etc. Des interactions dynamiques et constructives au sein du groupe constitueront deux facteurs de conversion positifs, l’impossibilité de revenir en arrière sur certains exercices ou des problèmes de compatibilité d’outils, des facteurs de conversion négatifs, etc. Mais cela pourrait aussi être la qualité de la motivation, ou la fragilité de la confiance en soi.
D’autres facteurs sont importants à prendre en compte si l’on veut juger de la capabilité des individus, de leur mise en capacité, ce sont les facteurs de choix. Qu’est-ce qui fait que les individus au final choisissent d’agir ou d’apprendre de telle ou telle manière. Comprendre ce qui fait qu’un individu choisit d’agir (de réaliser, d’accomplir) d’une certaine manière plutôt que d’une autre (au regard des ressources qui sont les siennes et de leur conversion en capacité d’action) donne à voir l’étendue de sa liberté, de son pouvoir d’agir. En ce sens, la liberté n’est pas dans ce qu’on fait, mais réside dans la manière dont il est possible de faire ce que l’on fait.
En conclusion
Adopter le cadre des capabilités comme grille de lecture des situations de développement conduit à se poser différentes questions : de quelles ressources disposent les individus pour agir ou pour se former ? Quelles sont les opportunités dont ils disposent pour les utiliser ? À quoi conduit leur utilisation? Quels sont les buts qu’ils poursuivent ? Comment construisent-ils leurs choix ? Quels moyens se donnent-ils de les atteindre ? etc. Répondre à ces questions permet de renseigner de manière itérative la pertinence des ressources proposées, les contraintes qui pèsent sur les individus lorsqu’ils agissent (facteurs de conversion, facteurs de choix) et les chemins qu’ils adoptent au regard des moyens à leur disposition (accomplissements).
Il ne s’agit pas d’inventer de nouvelles ingénieries qui viendraient s’additionner à d’autres, mais de stimuler des environnements dans lesquels il est possible de se développer, de s’y accomplir. La question des interactions entre individus et organisation est centrale car si les opportunités relèvent de la responsabilité de l’environnement, le fait de s’en saisir questionne celle des individus.
Le cadre des capabilités, d’un point de vue opérationnel, s’apprécie comme un moyen de gouvernance. Il permet d’interroger les propriétés et qualités des ressources, la nature des conversions et des choix, et de faire évoluer les systèmes pour plus de pouvoir d’agir.