
Regards francophones sur les évolutions du numérique public
Autres pages | Publié le 11 mars 2025 | Mis à jour le 13 mars 2025
Retour sur la conférence organisée le 5 juin 2024 à l'Institut national du service public (INSP).
Le 5 juin 2024 s’est tenue la deuxième édition du cycle de conférence « regards francophones » à l’institut national du service public (INSP). S’inscrivant dans le cadre de la coopération franco-québécoise initiée en 2022, cet événement a été coorganisé par la direction interministérielle du numérique (DINUM – France), la direction générale de l’administration et de la fonction publique (DGAFP – France) ainsi que l’académie de la transformation numérique (ATN) de l’Université Laval (Québec).
Cette journée, axée sur les évolutions du numérique public, a été l’occasion de riches échanges entre les intervenants sur les grands enjeux humains, technologiques, éthiques et écologiques qu’imposent le déploiement et l’utilisation du numérique au sein de l’État, avec un focus particulier sur la gouvernance des données, l’écoresponsabilité et l’intelligence artificielle.
Constatant l’existence de problématiques communes à la France et au Québec, les parties prenantes ont formulé le souhait d’une coopération plus poussée passant notamment par la création de l’Observatoire francophone sur la transformation numérique publique afin de mutualiser ressources et expériences en matière de formation et d’accompagnement des agents publics et, le cas échéant, de mettre en place un label de formations numériques francophones.
Ce symposium a notamment permis à 23 intervenants d’échanger, en lien avec la transformation numérique des administrations, sur les thèmes de la gouvernance des données, de l’écoresponsabilité et de l’intelligence artificielle.
Session introductive
Né d’un constat commun, « celui de la complémentarité entre une approche technologique et humaine de la transformation numérique, intégrant, à la fois, les préoccupations des agents et celles des usagers », ce projet a été inauguré par Mathilde ICARD, cheffe du service de la synthèse statutaire, du développement des compétences et de la donnée à la DGAFP. Au cours de celui-ci, l’importance d’une coopération francophone pour adresser les opportunités et les défis que pose la transformation numérique aux administrations publiques, notamment dans la sphère RH, a été rappelée. Mathilde ICARD a également invité les panélistes à réfléchir sur :
- les impacts de la transformation numérique sur le travail ;
- les cadres d’un déploiement responsable du numérique dans la fonction publique ;
- le développement des compétences des agents et des outils numériques ;
- les moyens permettant d’attirer et de fidéliser les profils de la filière numérique dans la fonction publique.
Dans le cadre d’une table ronde animée par Faustine BENTABERRY, cheffe du département de la coopération, des partenariats et de la prospective à la DGAFP, deux intervenants ont introduit ces questions. Si l’angle le plus souvent retenu est la crainte d’un « remplacement » de l’humain par la machine, de la perte des compétences et de la dévaluation du sens du travail, la transformation numérique peut également être vecteur d’opportunités (télétravail, intelligence artificielle générative…). À titre d’exemple, Joséphine CORCORAL HURSTEL, responsable des études au conseil national du numérique (CNN - France), souligne que, d’après le baromètre du numérique 2023 du CREDOC, 25 % des Français ont un sentiment de non-maîtrise par rapport aux outils numériques et 18 % indiquent que ce sentiment de non-maîtrise peut les conduire à limiter les usages du numérique et nuire à la perception des travailleurs. Ainsi, le véritable enjeu réside dans l’appropriation des outils numériques par les travailleurs, puisque « plus que des disparitions, nous vivons une transformation de notre rapport au travail qui invite à penser la complémentarité entre l’humain et la machine pour que la seconde soit toujours au service du premier ». Pour répondre à cet objectif, les « cafés IA », moments de réunion citoyenne d’information, ont été mis en place.
De même, pour Carlos MORENO-RODRIGUEZ, président de l'association représentative des employeurs (EUPAE) dans le cadre du comité sectoriel de dialogue social pour les administrations d'Etat et fédérales (SDC-CGA) et représentant de l’administration espagnole, « la mise en place d'un cadre pour l'utilisation des outils numériques est une démarche essentielle pour garantir un usage éthique, responsable et sécurisé de ces technologies ». Dans cette perspective, le SDC-CGA a négocié un accord sur la transformation numérique des administrations publiques , en cohérence avec les orientations du socle européen des droits sociaux. Le texte, signé le 6 octobre 2022, permet d’appréhender largement les enjeux liés à la transformation numérique : télétravail, santé et sécurité au travail, compétences et formation, gestion et protection des données personnelles, intelligence artificielle, relation à l’usager et protection des emplois et des sources. La Commission européenne a également déclaré se saisir de la question pour présenter une initiative législative sur le télétravail et le droit à la déconnexion par le biais de la procédure législative ordinaire.
Thème 1 : la gouvernance des données
Après cette session introductive, les débats se sont poursuivis, sous la supervision de Martin NOËL, professeur en méthodes quantitatives et conseiller académique à l’Université Laval (Québec), autour du thème de la gouvernance des données. Il a lancé les discussions par une présentation sur l'évolution et les perspectives de la gouvernance des données, en mettant de l’avant des concepts tels que la souveraineté numérique, la gouvernance proactive et prédictive, les nouvelles technologies comme l'intelligence artificielle, ainsi que leur impact sur la transformation numérique des organisations publiques et privées.
Cette séance a ensuite permis à Stéphanie CARLE TAVERA, directrice de la direction générale des données numériques et du gouvernement ouvert au ministère de la cybersécurité et du numérique (Québec) et Marion LOUSTRIC, directrice du programme « administration proactive » à la DINUM, d’échanger sur la question du renforcement de la gouvernance par une gestion stratégique des données.
S’accordant sur le fait que le flux des données des systèmes de gouvernance connaît une croissance exponentielle à l’aune de la transformation numérique des sociétés, les intervenantes ont mis en avant la nécessité de faire de la gestion des données un enjeu stratégique de souveraineté. D’après elles, celle-ci passerait par la diffusion d’une « culture de la donnée », basée sur la sensibilisation et la formation des agents. Elles ont conclu en ouvrant sur la question de la responsabilité de la protection des données dans un contexte où se développe une réflexion sur les risques cyber.
Thème 2 : l’écoresponsabilité
Mélanie RAPHAËL, responsable de la mission interministérielle numérique éco-responsable (MiNumEco) et experte numérique éco-responsable à la DINUM, a ensuite introduit le sujet du second thème de la journée : l’écoresponsabilité de la filière numérique.
Après avoir rappelé le lourd impact du secteur numérique sur l’environnement, Véronique BOUVELLE, cheffe de projet transition écologique numérique à la direction générale des entreprises (France), a souligné que si « 2,5% des émissions de CO2 de la France sont liées à l’utilisation du numérique, cette empreinte environnementale devrait tripler d’ici 2050 sans prise d’action ». Pour faire face à ce défi, plusieurs mesures ont été promulguées dans le cadre de la loi du 15 novembre 2021 visant à réduire l'empreinte environnementale du numérique en France, comme la lutte contre l’obsolescence programmée. Thierry LOCHON, directeur de programme numérique et écologie au ministère de la transition écologique (France) a également rappelé la mise en place de l’outil de calcul NumEcoEval.
A contrario, au Québec, le sujet du numérique responsable en est encore à ses débuts puisqu’il vient d’être introduit dans le plan d’action de développement durable 2023-2028, comme l’a indiqué Géraldine ANGULO, spécialiste en numérique responsable et chercheuse en matière de numérique responsable. Cela passe par exemple par la création de la « fresque du numérique », un dispositif québécois de sensibilisation et de formation du public. De même, au Canada, les défis rencontrés sont similaires : c’est au niveau du cycle de vie (recyclage) et du transport des appareils qu’il faut agir.
En France, la question du recyclage est également centrale. Selon Mathilde CHEVALIER, acheteuse informatique à la direction des achats de l'État (DAE), ce n’est que récemment que les terminaux reconditionnés ont été envisagés dans les commandes publiques. A ce jour, la part de ce type d’appareils dans le total de l’équipement de l’État est de 2,15 %. Toutefois, comme l’a expliqué Véronique BOUVELLE, s’il existe bien une volonté étatique de promotion du reconditionné, un problème de souveraineté se pose : comme près de 80 % du marché des smartphones reconditionnés est localisé aux États-Unis, il est difficile de mettre en œuvre des politiques d’incitation qui touchent leur cible.
Thème 3 : l’intelligence artificielle
Dédiée à l’intelligence artificielle, l’après-midi a débuté par une présentation de Raphaël BENEVOT, chef adjoint du Datalab à la DINUM, de l’intelligence artificielle générative (IAG) Albert, « un outil libre, ouvert et souverain crée par et pour les agents du service public ». Encore en phase de perfectionnement, des réflexions ont été engagées afin de maximiser son utilisation via la création d’une API (application programming interface) et la correction des « problèmes d’hallucinations » (risques de fausses réponses).
A contrario, au Québec, l’intégration de l’intelligence artificielle dans les organisations est encore balbutiante puisque basée sur des initiatives individuelles, comme l’a expliqué Lyse LANGLOIS, professeure titulaire à l‘Université Laval (Québec) et directrice générale de l’Observatoire international sur les impacts sociétaux de l’IA et du numérique (OBVIA), réseau interuniversitaire regroupant plus de 240 chercheuses et chercheurs membres ainsi que de nombreux partenaires au Québec et à l’international.
Les discussions, dirigées par Pierre-Etienne DEVINEAU, lead data scientist à la DINUM, se sont ensuite principalement concentrées sur les enjeux (promesses et défis) de l’intelligence artificielle pour l’action publique. Pour Erwan PAITEL, rapporteur du comité de l’intelligence artificielle générative (France), l’intégration de l’intelligence artificielle doit impérativement s’accompagner d’une formation des décideurs et agents, tant du point de vue quantitatif (massifier la formation des travailleurs) que qualitatif (mettre en place un ethos pour une utilisation responsable de l’intelligence artificielle et des données). L’enjeu réside notamment dans le maintien des niveaux de compétences des agents pour pallier la crainte du « contrôle » de l’humain par l’IAG, a expliqué Raphaël-David LASSERI, fondateur et directeur général de Magic LEMP (France), pour qui « il faut veiller à ce que les générations futures soient en capacité de comprendre l’enjeu d’un maintien de compétences dans un monde où 90 % des métiers sont pénétrés par l’IAG ».
Cela est d’autant plus vrai dans le secteur des ressources humaines, où l’intégration de l’IAG soulève de nombreuses questions éthiques, comme en a témoigné la dernière table ronde animée par Fadila LETURQ, cheffe de pôle campus du numérique public à la DINUM. En France, dans la mesure où la pratique devance le cadrage et l’élaboration de la stratégie, « il est impératif de penser un dialogue sur l’impact de l’intelligence artificielle dans une approche éthique, notamment sur les questions de recrutement, de formation, d’évaluation et de prévention des risques physiques et sociaux », a affirmé Mathilde ICARD. De même, il est nécessaire, en particulier dans le secteur des ressources humaines, proprement basé sur une logique interpersonnelle, de conserver le rapport à l’humain malgré l’outillage par l’IAG, soutient Chantal GARCIA, directrice principale du centre québécois d’excellence numérique au ministère de la cybersécurité et du numérique (Québec). Mais pour Daniel GERSON, chef de l’équipe « emploi public et management » à l’OCDE, une utilisation de l’IAG dans les ressources humaines peut également s’avérer bénéfique. C’est par exemple le cas au Canada, où l’utilisation de l’intelligence artificielle dans le recrutement a permis une augmentation de 74 % de la diversité des short list, ainsi qu’en Espagne où un système de matching entre profils employés et offres de postes a permis l’amélioration du bien-être au travail. C’est donc pour une approche globale partant de « l’hypothèse que l’intelligence artificielle doit pouvoir enrichir la qualité du travail en ouvrant et renforçant la puissance d’agir des acteurs quel que soit leur niveau » qu’a plaidé Mathilde ICARD, rappelant que la DGAFP a publié une stratégie d’usage de l’intelligence artificielle en matière de gestion des ressources humaines dans la fonction publique d’État.
Session de clôture
La journée s’est achevée par une table ronde dynamique animée par Éric DEMERS, conseiller au développement affaires et formation à l’Académie de la transformation numérique de l’Université Laval. Cette session a réuni des experts français et québécois pour débattre de la nécessité de renforcer la collaboration francophone en matière de transformation numérique.
Au cours des échanges, Sehl MELLOULI, vice-recteur adjoint aux services à l’enseignement et à la formation à l’Université Laval et directeur par intérim de l’ATN (Québec), a souligné l’importance de mutualiser les approches pour relever les défis communs. Pour sa part, Mathilde ICARD a plaidé pour « une autre façon de penser la souveraineté numérique à travers la francophonie en mutualisation les expériences, les ressources et les moyens franco-québécois et ainsi favoriser le parangonnage de bonnes pratiques dans l’espace francophone ».
Fadila LETURCQ et Martin NOËL ont enrichi la discussion en proposant des perspectives concrètes pour renforcer la coopération franco-québécoise.
Les discussions ont également mis en lumière l’existence des problématiques similaires et de niveaux d’avancement comparables en France et au Québec. Tous les participants se sont accordés sur la pertinence de créer un Observatoire francophone sur la transformation numérique, un dispositif destiné à promouvoir la collaboration, la transparence et l’innovation dans l’espace francophone.
Pour aller plus loin
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