Interview d'Arnaud Freyder. La fonction publique : chronique d'une révolution silencieuse - 10/09/2013
À l'occasion des trente ans du statut général des fonctionnaires, nous avons interviewé Arnaud Freyder, directeur des ressources humaines au Conseil d'État
et auteur d'un ouvrage sur la fonction publique paru récemment.(1)
Nous fêtons les 30 ans du statut général des fonctionnaires. Comment expliquez-vous sa longévité ?
Le 13 juillet 1983 marque une date importante, avec la promulgation du Titre Ier du statut général des fonctionnaires qui régit aujourd’hui les trois versants de la fonction publique. Mais le statut est bien plus que trentenaire car sa naissance, comme chacun sait, remonte à 1946, dans le contexte si particulier de l’immédiat après-guerre. Fruit d’une volonté commune à des tempéraments pourtant aussi divers que ceux du Général de Gaulle, de Michel Debré ou de Maurice Thorez, il est lui-même l’héritage d’une tradition très ancienne, qui puise ses sources au moins jusqu’à l’Empire romain. C’est pourquoi j’ai souhaité consacrer, dans l’ouvrage que je viens de faire paraître, un premier chapitre très fouillé sur ce « roman des origines ». Car il me semble, pour reprendre l’une des formules du livre, que « les frondaisons sont souvent d’autant plus vertes que les racines sont profondes ». Et il est selon moi très important, encore aujourd’hui, que chaque agent public – aussi bien d’ailleurs que le grand public – ait conscience de la richesse de cette histoire et de l’importance de cet héritage pluriséculier. Je crois aussi que cette adaptation au fil du temps – qui a fait mûrir puis émerger un statut général des fonctionnaires – en explique aujourd’hui la souplesse et donc la longévité. Car les décennies d’après-guerre n’ont fait que confirmer la modernité de la démarche initiée en 1946 : créer un système permettant de concilier un principe hiérarchique fort, qui irrigue la fonction publique depuis longtemps et particulièrement depuis l’administration napoléonienne, et un principe de participation réel, qui est plus récent et préside au dialogue social dans la fonction publique aujourd’hui.
Quelles sont ses évolutions les plus marquantes ?
Si l’on s’en tient aux trente dernières années, force est de constater que le statut n’a pas été un ensemble monolithique et figé : plus de 200 modifications législatives ont été recensées, démontrant que le statut est resté vivant et en constante évolution. Si l’on doit schématiser, je dégagerais pour ma part trois grandes périodes. Les années 1980 ont été celle de la construction d’une fonction publique unitaire, le principal apport des lois de 1983, 1984 et 1986 par rapport aux statuts de 1946 et 1959 ayant été dans la volonté de traiter dans le cadre d’un même corpus général les fonctions publiques de l’État, territoriale et hospitalière. C’était une très belle ambition mais il faut aussi admettre qu’une certaine complexité en a procédé, dans le contexte des vagues de décentralisation. Les années 1990 l’ont mise au grand jour avec la persistance de multiples corps, cadres d’emplois et statuts particuliers et la sophistication de la construction indiciaire, que le protocole dit « Durafour » du début des années 90 puis la mise en place d’outils comme la nouvelle bonification indiciaire n’ont fait que renforcer. Depuis le début des années 2000 et singulièrement depuis le rapport public de 2003 du Conseil d’État, qui a fait date sur ce thème, le statut me semble être entré dans une nouvelle ère : celle de sa modernisation, complexe, certainement lente mais résolue. Il s’est agi en particulier de simplifier ce qui a été inutilement complexifié au sein de l’édifice, par exemple à travers des chantiers aussi importants que les fusions de corps, la simplification des régimes indemnitaires ou la promotion de la mobilité.
Compte tenu du bilan que vous dressez au terme de plusieurs années de réformes, que recouvre le concept de "révolution silencieuse" que vous évoquez ?
Comme je l’ai dit, l’intuition forte présidant au statut général des fonctionnaires a été de vouloir concilier la logique hiérarchique (qui fait primer le collectif sur l’individuel) et la logique démocratique (qui fait exister l’individu face à la collectivité) : le fonctionnaire est depuis 1946 dans une « position statutaire et réglementaire », qui garantit tout à la fois ses obligations de service et ses droits individuels. Cependant, lorsqu’on prend un peu le recul des dernières décennies du XXe siècle, dans tous les champs de la réflexion (concours, carrière, rémunération, mobilité, dialogue social…), j’ai le sentiment que cet équilibre subtil a été rompu, plus ou moins consciemment, parfois au détriment du principe hiérarchique. Mon livre s’efforce de dessiner, dans ce contexte, les grandes tendances à l’œuvre au cours des années les plus récentes pour rétablir l’équilibre, réformes qui je crois dessinent « la chronique d’une révolution silencieuse ». Il faut prendre ces termes dans leur acception la plus littérale : la « révolution » est le retour à des principes originels c’est-à-dire le retour aux fondamentaux et à l’équilibre du statut général de 1946, dans tous les domaines de la gestion publique. Cette révolution est « silencieuse » car elle se déroule dans un contexte relativement apaisé de dialogue social : au cours des dernières années, on n’a guère compté de mouvements sociaux d’ampleur dans la fonction publique.
Comment le statut peut-il répondre aux objectifs de modernisation de la fonction publique ?
Je crois très profondément à la pertinence d’un statut général des fonctionnaires, c’est-à-dire à un système pour partie dérogatoire au régime de travail des salariés du secteur privé. Et je crois tout aussi profondément, comme je l’ai indiqué dans une tribune parue le 23 juillet dernier dans Les Echos, que la modernisation de la fonction publique ne passe en aucun cas par la remise en cause brutale et sans nuance de ce statut. L’enjeu est précisément l’inverse : s’appuyer sur le statut général des fonctionnaires pour en dégager toutes les potentialités. Car c’est un outil moderne qui repose sur des principes de gestion non contestables mais que la pratique a parfois dévoyés. On taxe par exemple le statut d’être rigide et sclérosant pour les employeurs publics : mais c’est oublier bien vite qu’il rend pourtant possible, dans des conditions juridiques en réalité bien plus souples que le Code du travail, les mutations dans l’intérêt du service ou même les licenciements pour insuffisance professionnelle. Le fait que les employeurs publics n’utilisent que très marginalement ce dernier outil occulte la réalité : cet outil est bien mis à leur disposition par le statut général. On souligne aussi à l’envi que tout se fait à l’ancienneté en matière de promotion ou de rémunération. Outre le fait que c’est une affirmation très caricaturale, tant les pratiques évoluent depuis quelques années, le statut n’est pas en cause : il ménage explicitement les possibilités de promouvoir ou de rémunérer les agents en fonction de leur expérience ou de leur valeur professionnelle. Bref, pour moderniser la fonction publique, il faut réaffirmer les principes originels du statut et surtout mettre les pratiques managériales en conformité.
Vous décrivez les "enjeux individuels" d'aujourd'hui, que recouvrent-ils et sont-ils différents de ceux d'hier ?
Toute politique en matière de fonction publique est confrontée à une délicate équation : il lui faut sans cesse combiner des impératifs collectifs et des attentes individuelles. Il serait par exemple agréable à toute autorité politique de décider d’une revalorisation de tous les traitements dans la fonction publique, à la faveur d’une augmentation substantielle du point fonction publique. Mais lorsqu’on comprend qu’une augmentation de 1 % du point fonction publique coûte près de 2 Mrds € à l’échelle des trois fonctions publiques et qu’elle est en outre peu satisfaisante pour les fonctionnaires eux-mêmes (uniforme, sans lien avec la manière de servir, souvent faible sur la fiche de paye), on comprend peut-être mieux qu’on soit tenté d’explorer d’autres voies (garantie individuelle de pouvoir d’achat, prime de fonctions et de résultats…), plus conformes aux nécessités du temps. C’est pourquoi j’ai voulu retracer dans ce livre à la fois les impératifs globaux (périmètre, effectifs…) et les enjeux « individuels » (recrutement, carrière, rémunération, retraite…) qui sont à concilier. Dans ce contexte, il est indéniable que certains enjeux individuels ont pris une importance croissante au cours des années les plus récentes : je pense à la « diversité » comme à l’accompagnement individualisé des carrières. Il importe en tous cas de ne pas opposer collectif et individuel : c’est bien en modernisant les actes de gestion les plus individuels que l’on répondra de manière satisfaisante aux grands enjeux collectifs. L’entretien professionnel et de formation en est le parfait exemple : c’est notamment en assurant à chaque agent – et chaque année – un moment de dialogue privilégié où il peut discuter des résultats atteints, de ses objectifs et de sa carrière avec son supérieur hiérarchique que l’on assurera l’employabilité et la motivation de l’ensemble des agents publics.
Vous soulignez combien la réflexion sur la fonction publique reste fondée sur le terrain du droit administratif. Quelles seraient les autres voies possibles ?
Ce livre procède de mes années d’expérience, au cœur de notre système de fonction publique. Mais il est aussi le produit d’une frustration : si les ouvrages sur le droit administratif, le droit constitutionnel ou les questions organiques abondent, il est très difficile, voire impossible, de trouver, au-delà des rapports officiels périodiquement rendus sur ce sujet, des réflexions stratégiques et prospectives sur la politique de réforme de la fonction publique, aussi bien qu’une étude approfondie sur les origines de la fonction publique française. C’est d’autant plus paradoxal que c’est un champ qui concerne directement plus d’un cinquième de la population active dans notre pays. J’ai donc souhaité écrire un essai qui puisse tout à la fois retracer les origines de la fonction publique, dégager les grandes tendances à l’œuvre et identifier des pistes pour l’avenir. C’est évidemment une lecture personnelle, ayant vocation à susciter le débat plutôt qu’à le clore.
Comment voyez vous la fonction publique dans trente ans ?
Il est évidemment délicat de faire une projection à 30 ans. Ce que je peux simplement livrer, ce sont des espoirs en la matière. J’espère d’abord que le statut général des fonctionnaires existera toujours à cette date et qu’il aura su, comme je le développe dans mon livre, retrouver le souffle fondateur de 1946. D’abord, je ne pense pas que nous ferons l’économie d’une réflexion sur les missions et le format de la fonction publique. Ensuite, la clé est que le système soit davantage fondé sur les compétences et le suivi des parcours individuels que sur les corps et les statuts particuliers : le livre blanc sur l’avenir de la fonction publique de 2008 a dessiné le projet d’une fonction publique de l’État organisée de manière aussi simplifiée que les fonctions publiques territoriale et hospitalière, avec une cinquantaine de grands cadres statutaires ; si cet horizon me paraît pertinent, je ne crois cependant pas au « grand soir » en la matière et soutiens résolument la démarche progressive de fusions de corps qui s’est intensifiée au cours des dernières années. Enfin, il est décisif que les employeurs publics organisent plus de différenciation dans leurs pratiques de gestion, en tenant compte avant tout des mérites professionnels, comme le statut le leur permet. Car rien n’est plus inégalitaire et démotivant qu’une fonction publique qui valorise de la même manière deux agents dont l’investissement et les mérites professionnels peuvent être pourtant totalement différents. Tout cela suppose de poursuivre la professionnalisation en cours des directions des ressources humaines dans les administrations.
Quel est votre regard sur les pays ayant adopté notre "modèle" de fonction publique?
On ne peut que se féliciter de voir de nombreux autres pays s’inspirer de notre modèle. C’est d’ailleurs d’autant plus salutaire que ce modèle est souvent critiqué dans l’Hexagone et leur confiance doit donc renforcer la nôtre dans la pertinence de notre système. Je crois toutefois qu’il leur faut veiller à deux choses : d’abord, ne pas dupliquer purement et simplement notre modèle car il importe vraiment que l’adaptation qu’ils en font se nourrisse de leur histoire nationale comme la fonction publique française s’est bâtie à partir d’un foisonnant « roman des origines » ; ensuite, assurer l’adaptation constante de ce modèle pour tenir compte sans cesse des nouvelles exigences en matière de services publics. C’est d’ailleurs exactement le même défi qui est posé aujourd’hui à la fonction publique française : poursuivre résolument la « chronique de sa révolution silencieuse », faute de quoi on prendrait le risque, un jour, d’une remise en cause brutale et, au final, inopportune.
(1) La fonction publique : chronique d'une révolution silencieuse par Arnaud Freyder. LGDG, 2013